L’ars canendi est au cœur du projet Vitry : de notre point de vue, il serait parfaitement vain d’étudier à la loupe des manuscrits musicaux, de les transcrire, d’en proposer des éditions, de chercher à comprendre comment les pièces sont composées, d’en traduire les textes littéraires si le but ultime de l’opération n’était pas de faire éprouver cette musique à des chanteurs, et, plus largement, de la faire entendre.

Pour une première restitution publique de ce travail, pouvait-on rêver lieu plus emblématique que le Grand Tinel du Palais des papes ? Certes, ce vaste local était, à l’origine, plus un réfectoire qu’un lieu de concert, mais qui sait si, au cours des festins pontificaux qui pouvaient s’y dérouler, des motets comme ceux de Philippe de Vitry ne se sont pas fait entendre ? En tous les cas, cette salle monumentale jouxte les cuisines du pape Clément VI, dédicataire de la pièce maîtresse du concert : Lugentium siccentur oculi.

Le 16 novembre 2019, pour la première fois probablement depuis le Moyen Âge, on aura pu entendre en public ce motet monumental — il dure près de sept minutes, soit plus du double des autres motets du même type — dans une reconstruction de sa version originale à quatre voix. En effet, le manuscrit d’Ivrée, source la mieux conservée, n’en donne qu’une version à trois voix, avec ce qu’on appelle un tenor solus, autrement dit, le condensé en une seule voix d’un tenor et d’un contratenor. Cette voix est épuisante pour des chanteurs : elle accumule les tenues, ne leur laissant presque aucun repos, et sa mélodie composite frise souvent l’incohérence. De plus, dans sa version réduite, le contrepoint perd une bonne partie de son relief et, plus grave, la mélodie liturgique qui sert de tenor est presque complètement occultée.

C’est dans le manuscrit d’Aix-la-Chapelle que figurent les parties de tenor et contratenor manquantes. On y trouve aussi le début d’un tenor solus, différent de celui d’Ivrée. Le triplum est absent, ainsi que 80 % du motetus. En complétant avec le triplum et le motetus d’Ivrée, et par comparaison avec les deux tenor solus, on parvient à établir une édition critique vraisemblable de la pièce à quatre voix.

Encadré par une lecture de la traduction française de ses deux textes, ce motet a manifestement fait grande impression sur le public, nombreux, du Palais des papes. Pour ce concert presque entièrement dévolu à des pièces de Philippe de Vitry, les étudiants de trois établissements de formation avaient uni leurs forces, à l’issue de démarches pédagogiques parallèles : la Haute école de musique de Genève, le Conservatoire national supérieur de Lyon et la Schola cantorum de Bâle. C’est ainsi que deux quatuors vocaux, genevois et lyonnais, ont pu alterner et se mêler avec un ensemble instrumental bâlois.